parMaïté Hellio

Publié le 8 mars 2024 à 09h18Partager l’article

Antonina Rebour de l’association Social Builder nous explique comment les entreprises peuvent prendre part à cette évolution.

"Aux débuts du numérique, on comptait autant de femmes que d’hommes."
« Dès l’enfance, les femmes ne pensent pas aux métiers du numérique parce qu’elles ne s’y projettent pas, parce qu’on ne leur propose pas. » © Social Builder/Candice Nechicht

Alors que le secteur de la tech crée toujours plus d’emplois chaque année, de moins en moins de femmes se forment à ces métiers d’avenir. D’après l’étude Gender Scan 2024, le nombre de femmes diplômées dans la tech a baissé de 6% en France ente 2013 et 2020 quand, dans le même temps, elle a augmenté de 19% en Europe. Comment les entreprises peuvent-elles contribuer à inverser la tendance et à renforcer l’égalité professionnelle dans les métiers du numérique ? Antonina Rebour, directrice du plaidoyer de l’association Social Builder, nous livre des pistes.

Comment expliquer que les femmes restent en minorité dans le secteur du numérique ?

Antonina Rebour : À cause de stéréotypes très ancrés ! Dès l’enfance, les femmes ne pensent pas aux métiers du numérique parce qu’elles ne s’y projettent pas, parce qu’on ne leur propose pas. Seulement 33% des filles sont encouragées à aller vers des métiers techniques et scientifiques contre 61% pour les garçons (Ipsos Epitech, 2021) ! Et une fois sur le marché de travail, les obstacles subsistent avec encore trop peu d’actions pour les orienter, les former et favoriser leur inclusion dans des métiers où elles sont sous-représentées. Il y a aussi des femmes qui font un premier pas dans ce milieu professionnel, mais n’y restent pas, car elles le jugent trop hostile, ne s’y sentent pas à leur place, voire sont confrontées à des comportements sexistes.

La situation n’a rien d’une fatalité : les femmes ne sont pas moins bonnes en informatique ou moins intéressées par ce domaine ! Il ne faut pas oublier qu’aux débuts du numérique, on comptait autant de femmes que d’hommes : le premier code a d’ailleurs été écrit par une femme [Ada Lovelace, en 1842, NDLR]. C’est à partir des années 1960 que ces métiers ont commencé à se masculiniser et que les stéréotypes se renforcés.

D’après Isabelle Collet, chercheuse experte du sujet, ce décrochage est principalement lié à deux facteurs. D’abord le prestige de l’informatique, arrivé dans un second temps avec sa généralisation. Associé au pouvoir et à de meilleures rémunérations, le secteur a massivement attiré les hommes dans la seconde moitié du vingtième siècle. En parallèle, le développement des ordinateurs à la maison a vu naître des pratiques de « bidouille », la figure du geek et son lot de stéréotypes qui n’ont fait que se renforcer depuis. Il faut noter que c’est un phénomène très occidental. En Inde, par exemple, ces stéréotypes de genre lié au numérique n’existent pas et on trouve beaucoup plus de mixité au sein de la filière.

La sous-féminisation des métiers du numérique relève-t-elle davantage d’une autocensure des femmes ou de la responsabilité des entreprises ?

A.R : Les deux sont en jeu, mais la responsabilité des entreprises est plus forte que celle des femmes, parce que le pouvoir d’action des premières est supérieur au pouvoir d’action individuel. J’aime citer ici aussi la sociologue Isabelle Collet, qui préfère parler de « censure sociale » des femmes que d’autocensure.

Cette « censure » se joue dès l’enfance et continue dans la vie active. À force de ne pas proposer ces options, de distiller des phrases comme : « Mais t’es sûre, ça ne va pas être facile pour une fille », d’encourager l’orientation des filles vers des secteurs perçus comme plus adaptés aux femmes. S’ajoutent à cela le peu de rôles modèles femmes, des représentations culturelles jouant les clichés (les femmes « geek » dans la majorité des séries sont souvent très caricaturales), d’être les dernières à pouvoir utiliser l’ordi à la maison…

C’est un tout qui fait que pour beaucoup de femmes et de filles, le numérique ce n’est tout simplement « pas pour elles ».  Et ce n’est en rien une question de compétences « dures ». Selon une étude Epitech, même lorsqu’elles ont plus de 14/20 de moyenne dans les matières scientifiques, seules 43% des lycéennes pensent avoir le niveau pour suivre une formation dans une école informatique, contre 78% des lycéens. Et leurs parents partagent cet avis. Résultat : 37% des filles envisagent de s’inscrire en école d’ingénieur ou d’informatique, contre 68% des garçons.

Faut-il craindre une aggravation de cette sous-féminisation, en France, dans les prochaines années, alors même que la filière est en tension de recrutement ?

A.R : Commençons par un constat optimiste : lorsque nous avons créé notre association, il y a treize ans, ce sujet n’avait que peu d’écho dans la société. On est au début d’un changement plus profond, d’une prise de conscience : les entreprises sont sensibilisées à la sous-féminisation de certains de leurs métiers, on en parle de plus en plus dans les médias, on forme les RH et les managers. Mais le changement s’opère relativement lentement.

Or, il y a urgence à mieux orienter les femmes vers les métiers du numérique, car les besoins de recrutement des entreprises vont rapidement s’accroître au cours des prochaines années. L’Opiiec (Observatoire paritaire métiers du numérique, de l’ingénierie, des études et du conseil) prévoyait 232 000 recrutements dans les entreprises de services numériques et les sociétés d’ingénierie et de conseil en informatique entre 2017 et 2027.

Les projections de France Stratégie et de France Compétences confirment que les métiers de la transition numérique vont créer de nouveaux métiers dans les secteurs stratégiques tels que le bâtiment, l’industrie ou la cybersécurité, des secteurs eux-mêmes sous-féminisés. Le risque étant qu’il y ait un vrai décrochage d’une partie des femmes du marché du travail, si on ne s’assure pas d’accompagner l’évolution de leurs compétences pour pouvoir participer à ces mutations de l’emploi. De leur côté, les entreprises n’ont pas intérêt à se priver de cette main-d’œuvre, sous peine de devenir moins compétitives : une étude BlackRock de 2023 montre que les entreprises ayant les meilleurs indices d’égalité femme-homme affichent une performance économique supérieure de 29% par rapport aux autres.

Quelles actions concrètes une entreprise peut-elle mener pour mieux intégrer les femmes en reconversion professionnelle vers les métiers de la tech ?

A.R : Chez ces profils, le recruteur doit valoriser les soft skills. Certes, les hard skills sont très importantes pour pouvoir exercer ces métiers, mais elles ne doivent pas occulter des compétences humaines tout aussi clés : le sens de l’organisation, la créativité, l’empathie… Les entreprises ont compris que les compétences techniques nécessitaient une mise à jour, de plus en plus régulière, dans le cadre de la formation continue. Les recruteurs exposer clairement leur plan de formation auprès des candidates en reconversion pour leur prouver que l’entreprise va les accompagner dans leur montée en compétences.

Former et sensibiliser les RH est une bonne base, mais il faut ensuite les inciter à investir du temps dans l’onboarding de ces talents féminins en reconversion. L’idéal est de leur proposer un système de mentorat, sur un à un an et demi, pour les aider à s’approprier les codes, le jargon propres à cette sphère professionnelle et pouvoir échanger avec une personne de confiance, sans lien hiérarchique. C’est une action à double bénéfice, car le ou la mentor va aussi s’enrichir de cette expérience et développer des pratiques plus inclusives. Une fois cette phase d’acculturation passée, ces collaboratrices présenteront d’autres atouts par rapport à des profils junior, par exemple une meilleure capacité à gérer leur stress ou à comprendre les besoins d’un autre service.

Enfin, il faut aussi sensibiliser l’équipe opérationnelle aux stéréotypes de genre de façon contextualisée et en évitant de les « pointer du doigt ». Il est important de leur rappeler que nous avons tous des stéréotypes, mais qu’ils peuvent avoir des conséquences négatives sur autrui, en l’occurrence sur une nouvelle collaboratrice. Et leur préciser que si on entreprend cette démarche, ce n’est pas intrinsèquement parce qu’elles sont femmes, mais parce que le fait qu’elles soient femmes peut engendrer des discriminations. Cet accompagnement est là pour les prémunir des situations pénalisantes liées à leur genre. C’est une mesure de rattrapage pour rééquilibrer une situation inégalitaire, comme le fait d’instaurer des quotas de femmes au sein des instances dirigeantes.

Et pour faire connaître ces métiers à leurs propres collaboratrices ?

A.R : Il faut travailler sur l’attractivité de ces métiers en invitant des femmes qui les exercent, en interne ou dans une autre entreprise, à témoigner. Les entreprises peuvent aussi proposer à leurs collaboratrices des périodes d’immersion dans des équipes tech pour donner à voir la réalité de ces professions et aller au-delà des clichés. Elles peuvent aussi mettre en place des ateliers pour tester ces métiers. Et évidemment, elles peuvent appeler des associations pour les y aider.

Quel est l’objectif du projet FEMA (Féminisons les métiers d’avenir), que vous venez de lancer en partenariat avec l’Apec et France Travail ?

A.R : L’idée est d’étendre notre expertise et notre accompagnement des femmes vers les métiers du numérique à d’autres secteurs d’activité, déjà sous-féminisés, où ce déséquilibre pourrait s’aggraver avec le développement de la digitalisation. Ce programme porté avec France Travail et l’Apec concerne notamment le BTP, la cybersécurité, l’industrie… En lien avec des organismes de formation, des écoles et des entreprises, nous comptons faciliter la reconversion professionnelle de ces femmes en agissant sur trois volets : la sensibilisation du grand public, l’orientation professionnelle des femmes et la formation des conseillers emploi, des RH et des managers. Nous aimerions lancer les premières actions d’ici à la fin 2024.

Source : https://www.helloworkplace.fr/orientation-femmes-metiers-numerique/


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